Était-ce une de trop ? Trop de découragement mécaphysique…
Et aussi, le temps qui avale le temps, comme un trou noir, les engagements d’hier qui alourdissent l’aujourd’hui, les demain qui avant même de naître sont déjà passés, les instants de pause qui deviennent comme des arrêts essoufflés et sans âme, entre deux métro, avec quelques fulgurances, qu’il faudrait saisir, qu’il faudrait écrire, et qui déjà s’estompent dans l’évidence d’une vie qui n’est qu’une respiration.
Et sans les mots, les mots qui s’inscrivent sur l’écran blanc dans le cliquetis du clavier, ou qui s’arabesquent dans les carreaux du cahier à spirale, sans les images qui prennent couleur d’être rêvées dans l’après, sans ces minutes volées au sable des heures, l’absurdité de l’existence se fait silence, non de recueillement mais de pas perdus, d’appel sans réponse, non de retour sur soi mais de dissolution dans les autres, même si les autres, ce sont aussi, en nous, tous ces visages inconnus.
Alors que le moteur de la Vaillante tourne à nouveau rond et qu’il ne manque presque plus rien à celui de l’Isuzu, je reprends les sentiers de ce blog. Il n’y a pas de hasard.
Il y eut tant de crevaisons que j’en étais arrivée à en rire. Même lorsque la Vaillante, mal assujettie sur son cric, s’affaissait sur son moignon. Même lorsque la pompe, made in China vendue par les karany de Morondava, se désintégrait à la cinquantième pression de pied. Même lorsqu’il restait 50 kilomètres de piste à faire et que la nuit menaçait.
C’étaient, à chaque fois, des rétablissements inattendus.
L’être humain a une capacité inouïe à admettre peu à peu ce qui hier lui était encore insupportable, progressant ainsi vers la sagesse, mais quelquefois aussi vers l’indifférence, comme en témoignent la violence et la cruauté toujours croissantes des films du XXIe siècle.
La grenouille ne fuit pas l’eau qui lentement chauffe.
Et puis, il y eut le dernier voyage. Ou plutôt les deux derniers voyages.
Le premier eut lieu en octobre. À l’aller, nous avions détourné l’attention des dieux en louant un taxi-brousse. Pour nous seuls. C’est-à-dire notre trio incluant l’Homme de confiance, le matériel de bivouac et un début de déménagement. C’est incroyable ce que l’indispensable, en région éloignée, est vite encombrant. Le chargement avait pris deux heures, et pourtant, nous avions renoncé à embarquer notre nouvelle génératrice, buffle jaune de 150 kg. Deux heures, car si transporter sur le toit d’un véhicule un panier de canards (vivants), un cercueil ou une moto est tout à fait légal, il est par ailleurs strictement interdit d’installer à l’intérieur autre chose que des personnes. Et ce qui peut être raisonnablement considéré comme leurs bagages ou leurs provisions. Certes, le raisonnable se décline diversement selon le nombre de billets présentés aux contrôles. Mais nous ne nous prêtons pas à ces jeux là.
Levés avant le premier chant du coq, nous ne franchissions le portail qu’à l’heure où le dessous des feuilles est sec, et avec un chargement de toit presque aussi haut que le véhicule lui-même.
Le chauffeur nous avait été recommandé, avec assez de conviction pour l’emporter sur la méfiance viscérale de A. envers ce corps de métier. De fait, il conduisait bien. Vite, mais bien. Complètement à gauche dans les virages, comme la majorité des chauffeurs professionnels malgaches, mais bien. À Ambatolampy, A., jusque là ramassé sur son siège comme un boxeur avant le combat, diffusant généreusement la chaleur de ses angoisses avec les bouffées de Boston, avait fini par se détendre. Connaissant la route, nous savions bien que chaque montée se négocie à la descente précédente et qu’il faut un peu d’inconscience si l’on veut enrouler sans trop d’à-coups les virages successifs de Mandoto.
Malgré cela et la brièveté des arrêts organiques, nous fûmes rattrapés par la nuit aux abords de Mahabo. Le chauffeur se mit à sortir régulièrement la tête vers l’extérieur, pour l’y maintenir quelques instant dans le vent. La fumée ! prétexta-t-il. Certes – ennui ou nervosité ? – même l’Homme de confiance allumait sa cigarette au mégot de la précédente. Mais cela durait depuis le matin et les vitres étaient grandes ouvertes. Le crépuscule avait-il généré cette soudaine intolérance ? Ils font tous cela, quand ils s’endorment, me dit A., assez fort pour être entendu de tous.
Parler (pour le tenir éveillé) ? Se taire (pour respecter sa concentration) ? Inquiets, nous scrutions l’opacité de ces paysages de brousse quand nulle lune ne vient éclairer l’obscurité naturelle de la nuit. Dans l’éclat des phares, se dessinaient d’étranges visions. Quatre points lumineux dansant à hauteur d’horizon ? Deux zébus tirant une charrette… Deux points jaunes, immobiles ? Un chien à l’arrêt, sur la route… Un point rouge tressautant ? Une 4L n’ayant qu’un feu arrière… Une masse sombre de rocher ? La croupe d’un zébu, fermant le troupeau, avançant d’un pas lent… Un éléphant ? Un camion de terre, sans phare…
Le chauffeur, malgré son éventuelle somnolence, zigzaguait, freinait, klaxonnait, comme en transe. Cela dura, interminablement. À 20 heures, nous arrivâmes enfin, fourbus, mais sains et saufs. Sans panne. Je me crus sauvée.
Au retour, j’étais seule. Parmi quatorze autres passagers. Taxi-brousse toujours, mais en voyageur ordinaire, derrière le chauffeur. Place où il y a plus d’espace pour les jambes mais en surplomb du moteur, d’autant que j’avais gardé avec moi ma petite valise pour pouvoir descendre avant le terminus de la gare routière d’Antananarivo, peu riante à trois heures du matin.
L’attente avant le départ avait été rude, sous un soleil fondu qui coulait en étincellements blancs, avec pour seule distraction l’animation de la gare, les marchands de cake et de chips, de mofo de riz et de banane enveloppés de feuilles de bananier, les vendeurs de tisanes et de noix de coco vertes décapitées de trois ou quatre coups de machette pour en libérer l’eau grasse et parfumée, les livreurs de chaises et de poissons séchés, les porteurs de lettres, de colis ou de paniers de voan-dalana[2] qui au dernier moment en cousent les lèvres d’une aiguille à trousser et d’une ficelle de raphia… Toute une communauté de chauffeurs, de tireurs de pousse et de désœuvrés bavardait gaiement, se bousculait, se défiait pour rire, fumait, s’échangeait billets et messages, dans le ronronnement et les gaz d’échappement des moteurs, lancés pour le préchauffage aussi bien que pour rassurer le voyageur impatient.
Enfin, la « placière » appela mon nom, puis l’un après l’autre, nous embarquâmes dans le véhicule. Le chauffeur était d’âge mûr, rassurant. Nous partîmes. Le temps de prendre en route les derniers passagers, nous atteignîmes le Pont Bailey – si étroit qu’en l’empruntant, il faut rentrer les coudes – vers 9h30, avec bon espoir d’atteindre la capitale avant 23 h.
Mais voilà qu’une lamentation s’éleva du siège avant : une grosse femme – que nous avions déjà attendue une bonne dizaine de minutes devant chez elle – venait de constater un oubli de clé. S’ensuivit un long échange, véhément du côté de la femme qui pleurait déjà sa cargaison de poisson perdue pour cette clé de poissonnerie oubliée, rassurant de la part du chauffeur qui proposait l’intervention de la voiture suivante, encore joignable par téléphone. Nous continuions à rouler, la poissonnière agitant ses mains potelées à hauteur de son visage comme pour conjurer l’imminence d’un évanouissement, menaçant de descendre (avec donc déchargement de ses bagages déjà ficelés sur le toit), tandis que les autres passagers se tenaient cois, balançant entre commisération et agacement. Las, la faconde des poissonnières étant bien connue, le chauffeur fit finalement demi-tour.
Quand nous repassâmes le Pont Bailey, il était près de 10h30.
J’avais déjà renoncé à bercer mes rêveries voyageuses d’un concerto de Brahms ou de musique tsigane, le flot vociférant de variétés malgaches parvenant à transpercer la mousse de mes écouteurs.
Première halte, inexpliquée, à Mahabo, où nous fûmes immédiatement entourés de vendeurs de mokary[3], de sandwiches suintant de mayonnaise, de sambos et de pâtés impériaux que les amateurs trempaient voluptueusement dans de minuscules écuelles de pâte de piment dont il était souhaitable d’imaginer qu’elle tuait les germes. Effet de l’âge, de mon acculturation (en particulier langagière), ou du tempérament vezo, personne ne se souciait de moi, à l’exception de la poissonnière qui tenta, en quelques phrases de français hésitants, un rapprochement.
Débuta alors la longue et triste traversée du plateau sakalava, où les traces de récents brûlis ajoutaient leur désolation. Le chauffeur allait bon train, l’aide-chauffeur, petit et maigre, surveillait la route. Mes pensées vagabondaient avec allégresse, dans ce temps suspendu et devant ce défilement de paysages. Nous gagnions toujours plus de terrain sur le taxi-brousse blanc qui nous avait devancés au départ de la gare routière.
Puis ce fut comme si la longue corde de remorquage avait cassé. L’arrière du véhicule blanc s’éloigna et ce ne fut qu’à la nuque raidie de l’aide chauffeur que je compris : quelque chose n’allait pas, une avarie s’était manifestée, la panne, la septième panne, menaçait…
Le moteur « chauffait ». Il fallut s’arrêter.
Sans un murmure, sans une protestation, les passagers descendirent. Il n’y avait guère d’ombre, les quelques arbres et hauts arbustes recroquevillaient leurs feuilles calcinées au-dessus du sol noir de suie. Des groupes se formaient, les femmes d’un côté autour de la poissonnière, les hommes de l’autre, sauf quelques-uns, amateurs de mécanique, qui assistaient le chauffeur au chevet du moteur, rejoints bientôt par le chauffeur et l’aide-chauffeur d’un second taxi-brousse, pourtant d’une autre compagnie.
Il y eut récupération d’un tuyau. Puis appel à réserve d’eau, y compris d’eau minérale. Une grosse bouteille de Bonbon anglais[4], dûment rincée et emplie d’eau, fut suspendue au dos du siège du chauffeur, juste devant ma place, sorte de poche à sérum, délivrant au moteur son goutte-à-goutte.
Tout cela prit du temps. Les conversations allaient bon train parmi les voyageurs, du moins parmi les femmes. Deux passagères s’étaient reconnues pour betsimisaraka, s’expliquaient leur destination, en cette avant-veille de Toussaint. D’avance, on se décrivait les fatigues du voyage, la chaleur… Puis la conversation s’élargit, sur le thème, très polémique, de la nécessité de boire ou non durant de tels longs trajets. Certaines ne juraient que par l’abstinence, privilégiant un bon bouillon de brèdes à l’arrêt déjeuner. D’autres préféraient l’eau simple, d’autres encore les sodas. Chaque argument était avancé avec conviction, exemples à l’appui de tel ou telle qui s’était trouvé(e) malade d’avoir dérogé à la règle. De là, l’on passa aux us et coutumes culinaires de chaque région. Puis aux qualités comparées des diverses compagnies de taxi-brousse, en termes de régularité, de respect d’horaire, de sécurité mécanique… La conversation progressait à flux tendu, mais de plus en plus, des regards venaient quérir sur mon visage une approbation ou désapprobation que je gardais muette, même si une expression, une moue, un sourire, avait dû laisser entendre que je comprenais.
Enfin, et sans qu’aucun mot n’ait été proféré, aucun appel lancé, simplement peut-être en réaction immédiate à un mouvement imperceptible du groupe des mécaniciens, les passagers se dirigèrent vers leur véhicule respectif.
Au-dessus des genoux, j’avais maintenant un gros flacon dont descendait un tuyau qu’il me fut recommandé de ne pas piétiner, ce qui est assez difficile avec des pieds chaussant du 42 dans un espace de 400 cm2. De plus, à ma grande inquiétude, le moteur refluait, en grosses bulles brunâtres, qui transforma vite l’eau minérale en bouillon de Tsiribihina[5], avec une baisse de niveau mesurable à l’œil nu.
Deux fois, jusqu’à Malaimbandy, il fallut s’arrêter pour remplir le flacon. Les passagers suivaient les opérations avec anxiété, s’écriant en chœur : « le Sérum ! le Sérum ! » lorsque l’aide-chauffeur voulut changer l’inclinaison de la bouteille, ce qui donne quelques indications sur les connaissances médicales du grand public. J’envisageai pour ma part avec philosophie une panne définitive, en pleine nuit, dans les montées de Mandoto.
À Malaimbandy, dont je ne connaissais que la halte routière mais qui se trouve être un petit bourg ordinaire, à l’écart de deux kilomètres de la route, nous trouvâmes un ravitaillement en eau, pour la poche à sérum, et pour nous, qui avions concédé nos réserves d’eau minérale. Le dispositif fut revu, ajusté, resserré au niveau du bouchon, ce que je recommandais depuis plusieurs kilomètres, sentant l’eau rouillée me dégouliner sur les pieds.
Et contre toute attente, la réparation tint, nous permettant, sans autre arrêt que les habituels stops sakafo dans des gargotes aux qualités inégales, de parvenir à Tananarive vers une heure du matin.
Perplexe, je m’endormis ce soir-là, soulée de musiques malgaches, avec la certitude qu’il devenait urgent de me faire désenvouter.
Et encore plus A. qui, devant remonter la Vaillante, ne put le faire que sur le plateau d’un camion, après six heures d’attente sous un ciel caniculaire, pour lui aussi faire une partie du retour par taxi-brousse, tandis que le camion de dépannage, que l’Homme de confiance avait pris lui aussi, tombait à son tour en panne…
Quelquefois, les dieux sont par trop obstinés… Mais de notre côté, nous ne manquons pas de persévérance.
[1] Le mot koba désigne plusieurs préparations sucrées, à base de riz. Celui d’Antananarivo y inclut des arachides et se présente comme un long rôti vendu à la tranche. Celui du Nord et de l’Ouest mêle à la pâte de riz de la banane écrasée, et se présente comme un petit paquet carré enveloppée et ficelée dans une feuille de bananier encore verte.
[2] Littéralement, fruits du voyage, pour désigner les petits cadeaux envoyés ou rapportés à la famille lorsque l’on en est éloigné.
[3] Petits beignets de farine de riz, sucrés, contrairement aux mofo gasy des Hautes terres, salés.
[4] Sorte de limonade, au goût de bubble gum.
[5] Rivière connue pour sa navigabilité en pirogues ou barges, dont les eaux sont facilement couleur de rouille.